Dans les rues de Bruxelles, très tôt le matin, nous sommes nombreux.euses à nous être fait réveiller par une symphonie de klaxons plutôt bien orchestrée. A plusieurs reprises durant le mois de février, on a assisté à des défilés de tracteurs dans la capitale entre la chaussée de Louvain et la place du Luxembourg.
Depuis leur première apparition, j’ai constaté que le sujet revenait souvent lors de repas entre amis, de pauses-café entre collègues ou juste comme ça, en prenant le bus. Au-delà de parler de la colère des agriculteur.rices, j’ai eu l’impression que ce qui faisait réellement débat se situait précisément sur la question de l’environnement.
Tout le monde comprend certainement ce qui pousse nos agriculteur.rices à manifester, à vouloir se faire entendre coûte que coûte. Pourtant, il semblerait que pour nombre d’entre nous, il y ait un « mais », un genre d’offuscation environnementale, un « Oui bien-sûr qu’on comprend qu’ils ne soient pas contents, mais en même temps, c’est comme s’ils manifestaient pour avoir le droit de continuer de polluer nos sols et de nous empoisonner aux pesticides. »
Alors, je m’interroge : d’abord sur les raisons exactes de leur colère, la comprenons-nous réellement ? Et puis sur la question des produits phytosanitaires. Ceux et celles qui travaillent d’arrache-pied pour nous permettre d’avoir dans nos assiettes de bons produits, gagnent-ils au change face aux critiques écologiques ? Finalement connaissons-nous réellement les conditions dans lesquelles ces travailleur.euses de la terre doivent exercer leur métier ?
Les raisons de la colère
Commençons par le commencement : quelles sont les raisons qui poussent ces agriculteur.rices à taper du poing sur la table ? Je me suis rendue sur le site de la Fédération Unie de Groupements d’Eleveurs et d’Agriculteurs (FUGEA), mouvement agricole jeune, indépendant et pluraliste défendant une agriculture paysanne durable pour avoir une idée claire et plus complète de l’ensemble de ces raisons. Les principaux arguments à cette colère sont les suivants : une surcharge administrative, une politique agricole commune (PAC) peu cohérente, des revenus bien trop bas et une concurrence déloyale. Bien, mais concrètement, de quoi s’agit-il ?
Ultra complexité, la paperasserie incessante, les règles changeantes et les contrôles excessifs submergent complètement nos agriculteur.rices. Cette bureaucratie de plus en plus lourde les détourne de leur métier, les plonge dans l'incertitude et le stress. Eh bien oui, le temps passé à remplir des formulaires atteint des proportions alarmantes, les privant finalement de leur temps sur le terrain à faire ce qu’ils et elles sont censé.e.s faire : cultiver. Il semblerait que la charge administrative des agriculteur.rices représente aujourd'hui 1 à 2 jours par semaine de travail… Autant de jours à remplir des feuilles de papier, à ce prix-là, on espère au moins un roman à la fin du mois…
Alors, c’est évident que cette bureaucratie est nécessaire, que cela permet une plus grande transparence et une traçabilité sur ce qui est fait où et à quel moment. Mais il semble tout de même que le temps passé à fournir ces justificatifs et à remplir les fiches de parcelles d’un terrain agricole soit un peu démesuré. D’autant plus que la majorité des agriculteur.rices n’ont, compte-tenu de la conjoncture économique actuelle, pas le luxe de pouvoir engager du personnel pour les aider dans cette lourde tâche. C’est-à-dire qu’au final, je réalise que c’est un peu comme si mon employeur venait me « demander » de continuer à produire la même quantité de travail (et toujours d’aussi bonne qualité), mais dans un laps de temps réduit avec en prime, un énorme secrétariat à gérer et le tout sans que mon salaire n’augmente d’un penny… En l’écrivant comme ça, je constate que c’est un peu la définition de notre modèle capitaliste. Va-t-on un jour réaliser que ce modèle a ses limites et qu’il serait temps de le réimaginer différemment ?
La question des marges dans la filière agroalimentaire
Cet argument en amène un autre : l'augmentation des coûts de production. Le prix de l'énergie qui s’enflamme, celui des engrais ou de l'alimentation animale, tous ces éléments mettent en péril la rentabilité des exploitations. A cela s’ajoute le fait que les prix d'achat des produits de nos agriculteur.rices, eux, n’augmentent pas d’un iota. En résumé, pas plus de revenus, mais bien plus de charges à devoir couvrir et bien moins de confort de vie. Cette situation est d'autant plus inacceptable qu'elle contraste avec les énormes profits réalisés par l'agro-industrie et la grande distribution.
Comment ça ? Eh bien, prenons l’exemple frappant de Cédric, producteur de carottes bio qui, durant toute une année, aura pris des risques en cultivant ses carottes : il aura dépendu des conditions météorologiques, des potentielles maladies de culture, il se sera donné corps et âme pour pouvoir proposer des carottes bio de qualité à nos estomacs et pourtant, il va vendre sa production à des grossistes (en charge de nettoyer et emballer les carottes de Cédric) pour une somme variant entre 0.25€ et 0.30€ le kg. Notons aussi que Cédric ne sera rémunéré que sur ses « belles » carottes, c’est-à-dire les carottes qui conviennent esthétiquement aux supermarchés. Le reste, ses carottes pour lesquelles il ne sera pas rémunéré, soit environ 30% de sa production, seront tout de même utilisées et vendues en supermarché sous des formats variés : en étant râpées, en plats préparés ou en cubes.. Une fois en magasin, les belles carottes bio de Cédric seront vendues à des prix allant de 1.50€ à 3€ le kg. A juste titre, les revendications de la FUGEA sont donc la mise en place d'un système de prix justes et rémunérateurs, qui permette aux agriculteur.rices de vivre de leur travail, ainsi qu’une meilleure répartition des marges dans la filière agroalimentaire.
Du boeuf argentin contre des voitures allemandes
Evidemment, lorsque l’on parle d’argent, de rémunération et de prix juste, il est plus que logique d’aborder la question de la concurrence déloyale. Dans ce cas-ci, les syndicats et plus généralement les agriculteur.rices, mettent en avant le fait que l'Europe leur impose, via la PAC, des normes strictes au nom de la traçabilité, la durabilité et de l'environnement. Mais paradoxalement, elle négocie des accords de libre-échange avec des pays qui ne respectent pas ces mêmes normes et c’est là que ça coince… Cette situation met en danger l'agriculture européenne, les emplois de nos agriculteur.rices, leurs revenus et bafoue les principes de protection des consommateurs et de l'environnement.
Prenons l’exemple du Mercosur, cet accord de libre-échange établi entre l’Union européenne, l’Argentine, l’Urugay, le Paraguay et le Brésil. Cet accord n’est pas nouveau, mais aujourd’hui, avec la mise en place de toutes ces nouvelles normes, les organisations agricoles exigent l’arrêt définitif de ces négociations commerciales. En bref, pour être certain de bien comprendre les enjeux, notons que le Mercosur vise la libération progressive des échanges de biens/services, l’ouverture des marchés publics et une coopération politique. Le texte conclu en 2019 prévoit notamment qu’une fois entré en vigueur, les droits de douane sur les voitures et les pièces détachées européennes exportées vers le Mercosur soient peu à peu supprimées. Et en échange de ça, les pays du Mercosur, eux, auront accès au marché européen pour leur production agricole. Sans surprise, cela ouvre la porte à des importations massives de produits alimentaires qui ne répondent pas aux mêmes normes environnementales et sociales que celles imposées aux agriculteur.rices de l’Union européenne.
Quelle justification peut-on donner à l'importation de produits agricoles provenant d'un pays situé à 10 000 km de distance, en contradiction avec les objectifs de réduction de l'empreinte carbone et de promotion de l'agriculture locale ? Comment le Parlement européen, qui a soutenu le Green Deal visant à une transition écologique durable, peut-il justifier son soutien à des accords commerciaux qui risquent d'entraîner une baisse des prix agricoles et une augmentation des émissions de gaz à effet de serre ? Cela souligne bien l'incohérence des politiques actuelles et l'urgence de trouver des solutions durables pour l'agriculture européenne en conciliant les objectifs de protection de l'environnement et de justice sociale.
L'interdiction des pesticides, autre source de colère
Finalement, en Belgique, la PAC est source de frustration pour les agriculteur.rices qui la jugent incohérente et injuste. D'un côté, la PAC encourage des pratiques durables et respectueuses de l'environnement. De l'autre, elle incite à maximiser la production pour répondre aux exigences du marché, créant une injonction contradictoire difficile à suivre. Pire, la PAC ne leur fournit pas les moyens financiers nécessaires pour opérer la transition vers des pratiques durables. L'interdiction progressive de certains pesticides, sans solutions alternatives viables et accessibles, est un autre exemple de l'incohérence de la PAC qui les met en colère.
A cela s'ajoutent les conditions de travail difficiles du métier : longues heures de travail, pénibilité physique et psychologique, exposition aux intempéries et risques d'accidents. Tous ces facteurs contribuent à la colère des agriculteur.rices belges qui se sentent pris entre des exigences contradictoires et un manque de soutien concret. Alors, plutôt que d’interdire purement et simplement l’usage des pesticides, ne serait-il pas plus censé de prévoir une plus importante intervention financière de la part des pouvoirs publics ?
« On n’utilise pas des produits chimiques pour le plaisir de polluer. On est aux premières loges des changements climatiques, évidemment que ça nous tient à cœur. Je ressens un fossé entre nous : le monde paysan et la société de manière générale. » Anthony, 34 ans, éleveur de bovins
L'utilisation de pesticides en agriculture est souvent perçue comme un choix opéré par les agriculteurs, au détriment de l'environnement. Mais posons notre panier de consommateur un instant pour enfiler notre casquette d’agriculteur.rice : la situation est bien plus complexe. En Belgique, comme dans d'autres pays, le système économique de surproduction et le manque de solutions alternatives contraignent les agriculteur.rices à utiliser des produits phytosanitaires.
En écoutant le témoignage d’Anthony, je comprends que durant une soixantaine d’année, nous étions (et nous le sommes toujours visiblement) dans une agriculture du « produire toujours plus, faire toujours plus de rendement » poussée par les politiques agricoles européennes. Et aujourd’hui, on attend d’eux qu’ils modifient complètement leur mode de production. D’un côté, on perçoit une agriculture intensive avec ses pesticides et ses engrais chimiques que l’on accuse (à juste titre) de dégrader l'environnement et de menacer la biodiversité et qui, par la même occasion peuvent également avoir des impacts négatifs sur la santé des agriculteur.rices et des citoyen.nes. De l'autre, des politiques sans réelle vision à long terme de la transition, des financements pas assez importants, des réglementations de plus en plus strictes et pratiquement pas d’accompagnement pour former et soutenir les agriculteur.rices. Ce n’est plus tellement un fossé, c’est pratiquement une abîme.
La nécessaire transition vers l'agro-écologie
N’importe quel changement, n’importe quelle transition est difficile à mettre en place, il faut une vision sur le long terme, des financements conséquents pour assurer le développement de nouvelles techniques, etc. Aujourd’hui, tout le monde sait que nous devons changer nos manières de faire, nos modes de production et de consommation, voire même nos façons de voir le monde, mais entre ce que l’on sait et la manière d’opérer le changement, il y a souvent un gouffre. Alors, même si cet article ne prétend pas répondre à la problématique actuelle des agriculteur.rices, ouvrons la porte à l’une des solutions cohérentes : l’agro-écologie.
L'agroécologie propose une approche alternative qui concilie les exigences de la production agricole avec la protection de l'environnement. Elle s'appuie sur des techniques et des pratiques qui imitent les écosystèmes naturels, favorisant ainsi la biodiversité et la résilience des sols. L'agroécologie met en œuvre plusieurs techniques et pratiques, comme la diversification des cultures, c’est-à-dire cultiver différentes espèces sur une même parcelle pour permettre de limiter les risques de maladies et d'améliorer la fertilité du sol. L'utilisation de couverts végétaux qui visent à maintenir le sol couvert pour permettre de le protéger de l'érosion et de favoriser la vie microbienne, ou encore la réduction des intrants chimiques par des alternatives naturelles comme les légumineuses ou le purin d’ortie par exemple. L'agroforesterie aussi permet de diversifier la production, d'améliorer la fertilité du sol et de lutter contre l'érosion en associant des arbres aux cultures.
Cependant, il est évident que pour pouvoir mettre de tels changements en place, il faudra des moyens et surtout un accompagnement bien plus conséquent que celui dont bénéficient actuellement les agriculteur.rices. Pour que la transition puisse se faire de manière juste, il semble plus que primordial que nos agriculteur.rices soient formé.es, puissent bénéficier de conseils techniques et d’aides financières et que les politiques agricoles soient cohérentes.
L'agriculture belge peut et doit être écologique. Il est temps de dépasser les discours stériles et d'agir concrètement pour une agriculture belge plus écologique. C'est notre affaire à toutes et tous : agriculteur.rices, consommateur.rices, politiques et citoyen.nes. Ensemble, nous pouvons relever ce défi et construire un avenir plus durable pour notre alimentation et pour notre environnement.
Avril Forrest, collaboratrice cellule RISE (FEC)